On est comme dans un rêve dans les courts récits de Walser (des « proses » comme il les appelait). Comme entraînés dans un courant, un flot d’images et de sensations où notre volonté et notre intelligence sont comme laissées en déshérence. Tout arrive comme par enchantement, tout disparaît tout aussi bien. Et le rêveur éveillé passe plus loin. Une impression d’une sorte de « laisser-aller » dans l’écriture (l’expression du « laisser vivre » qu’il revendique aussi dans le dernier texte de Vie de poète ? ) qui me semble en fait extrêmement travaillé. Le plus grand effort en vue d’en laisser paraître le moindre. Cela peut-être pour tenter, à sa façon unique, d’approcher une sorte d’accord, de correspondance entre l’intérieur et l’extérieur, les mouvements d’une âme et ceux, pour le dire d’un mot, de la « vie » : soit le grand rêve romantique. Oui Walser est bien le fils déshérité de Schiller ou de Goethe, peut-être d’Hölderlin encore davantage, à la recherche non, ici, d’une vie poétique, mais – la différence est de taille – d’une vie de poète. C’est-à-dire d’une vie quotidienne, matérielle, triviale par bien des aspects, traversée pourtant, presque forcément maladroitement, d’un travail poétique. Car chez Walser il me semble, la poésie est un travail et ne peut être que cela : mal payé, mal récompensé, mal reconnu mais un travail tout de même et le seul qui vaille la peine qu’on y prend. Ainsi, dans la prose intitulée Maria qui marque comme un sommet dans Vie de poète, cette femme sublime qui cristallise sur elle tout le désir dont il est capable, cette rencontre se trouve-t-elle contraposée à la figure immobile et besogneuse d’une autre femme, indispensable pourtant car c’est bien elle qui loge le poète et lui rappelle les contingences de son existence. Il y a comme un « oui », un « non » puis un « oui » encore chez Walser : le désir de cette vie poétique, empêchée ensuite par l’inadéquation, l’incapacité ou l’indigence du soi-disant poète, par la méchanceté de l’homme (Walser écrit en pleine 1ère Guerre et il nomme le récit qu’un journal lui commande à ce sujet Divaguer comme pour montrer justement que la poésie ne trouve pas sa place dans ce monde). Et enfin, une dernière fois, par bravade (Walser n’aime-t-il pas tant les ambiances chevaleresques ?), redire « oui » en balbutiant, en tremblant, presque honteusement. Une vie de poète possible malgré tout dans une sorte de solitude comblée et d’heureuse et implacable errance.